Louis-Ferdinand Céline : interview d'Emmanuel Bourdieu

Par · Publié le 10 mars 2016 à 12h19
A l'occasion de la sortie de Louis-Ferdinand Céline (Deux clowns pour une catastrophe), nous avons rencontré le brillant cinéaste Emmanuel Bourdieu.

Après avoir co-écrit bon nombre de scénarios avec Arnaud Desplechin (Meilleur réalisateur aux César 2016) et réalisé plusieurs films, Emmanuel Bourdieu a décidé de plonger tête la première dans la vie de Louis-Ferdinand Céline. Inspiré par le livre Céline tel que je l'ai vu de Milton Hindus, le cinéaste réinvente la rencontre de Céline avec ce jeune écrivain juif américain dans Louis-Ferdinand Céline (Deux clowns pour une catastrophe)


D'où vous est venue l'idée de vous concentrer sur cette partie de la vie de Céline, sur cette rencontre particulière ? Connaissiez-vous le livre de Milton Hindus avant de vous lancer dans ce projet ?

Au départ, c'est mon producteur qui m'a demandé de faire un film sur Céline. Je me suis lancé là-dedans avec la scénariste avec qui je travaille habituellement, Marcia Romano. Une adaptation de Voyage au bout de la Nuit me semblait impossible ; Céline est une voix, il a une manière de raconter les choses, toujours très romanesque et très picaresque. Ca aurait été tout bonnement ridicule de faire un film en voix-off sans sa voix à lui. On a cherché des épisodes de sa vie qui seraient représentatifs de l'écrivain et de l'homme, car il fallait représenter les deux - ses épisodes amoureux, la guerre de 14, l'épisode avec Edouard Vaillant. Puis, ma scénariste a trouvé le livre de Milton. Cette histoire invraisemblable était presque trop belle pour y croire : un génie antisémite rencontre son admirateur juif, et ce sur un laps de temps assez court, 3 semaines durant lesquelles on pouvait finalement rassembler l'essentiel de la vie et de l'oeuvre de Céline. 

Par contre, je ne connaissais absolument pas ce livre avant de me lancer dans ce projet. Les Céliniens eux le connaissent, et certains ont plutôt un rapport polémique à ce texte - considérant qu'Hindus ne comprenait pas Céline, qu'il l'avait importuné. Ce avec quoi je ne suis pas d'accord personnellement. 

 

Le sous-titre "Deux clowns pour une catastrophe" met, en quelques sortes, les deux protagonistes au même niveau. Est-ce une manière de matérialiser votre impartialité, et de mettre en avant l'ambivalence de cette histoire ?

C'est effectivement mon point de vue sur l'histoire. Je ne dirai pas que je suis impartial sur tous les points : je trouve les prises de position antisémites représentées dans le film totalement condamnables. Mais ici, c'est la rencontre de deux personnages qui ont tous deux des intérêts, essayent d'obtenir quelque chose de l'autre : l'un vient se frotter à la littérature pour écrire un livre, l'autre essaye de se trouver un avocat pour le tirer d'affaire devant la justice, et rentrer en France. De ce point de vue, ils sont à égalité - il n'y a pas un méchant et un gentil. L'expression de Céline "Deux clowns pour une catastrophe" ne s'adressait peut-être pas à lui même - encore qu'il avait sans doute assez d'humour et d'autodérision pour se qualifier de clown. Il se dégage de cet affrontement quelque chose d'un peu vain et dérisoire. Mais au fond, je pense que nous sommes tous des clowns susceptibles de sombrer malgré nous dans la catastrophe. 

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Malgré cette forme d'impartialité, en quel personnage vous projetez-vous le plus ?

Plus en Hindus bien sûr. Ce serait prétentieux de m'identifier au grand génie, et ses propos antisémites me repoussent naturellement - même si par moment, j'arrive même à avoir de l'empathie pour cet homme qui a "merdé". Il faut avoir un regard humain, même sur quelqu'un qui a dépassé les limites du tolérable. On ne peut pas justifier, mais on peut comprendre.
Et Hindus m'a tout de suite touché, avec cette idée qu'on peut admirer quelqu'un pour son oeuvre et faire abstraction de ses idées. C'est très volontariste, très enfantin. Il avait lu les pamphlets, mais il venait pour s'adresser à l'écrivain et non à l'homme. 

Alors vous voyez la démarche d'Hindus comme une quête d'absolu ?

Peut-être bien, oui. Il y a probablement une forme de masochisme chez Hindus aussi... Pour lui, l'écrivain se dissociait de l'individu, et il voulait vérifier cette théorie, en quelques sortes. Les lettres le tenaient à distance, mais face au personnage, cette théorie ne pouvait que flancher.
 

L'acteur Philip Desmeules ressemble peu au véritable Milton Hindus, contrairement à Denis Lavant et Céline. Pourquoi avoir fait ce choix ? Aviez-vous pensé à d'autres acteurs pour interpréter Céline, ou Denis Lavant s'est-il imposé comme une évidence ? 

Denis Lavant vous dirait qu'il est obsédé à l'idée de ne pas être assez grand pour jouer Céline. Ce film a mis beaucoup de temps à voir le jour, donc j'ai envisagé plusieurs acteurs. J'ai aussi pensé à Denis Podalydès, pour son côté très érudit - très noble dans sa manière de s'exprimer. Mais derrière le côté entier, violent et extrême de Denis Lavant, il y a aussi cet amoureux fou de la littérature, capable de vous réciter du Mallarmé de tête. 
Quant au véritable Hindus, il était effectivement petit, rond, ingrat physiquement et très complexé. J'ai donc complètement changé les rapports. Philip était l'un des premiers que j'ai vus et j'ai été très séduit par le comédien : son jeu, sa simplicité. J'ai beaucoup hésité, puis j'ai tordu le scénario. Dans mon film, Céline se moque d'Hindus parce qu'il le trouve sec et en mauvaise santé. Mais je pense qu'il incarne parfaitement ce côté coincé, inhibé, bien élevé.  

Mon film raconte jusqu'où peut nous pousser cette passion terrible qu'est l'admiration, qui est finalement aussi forte que la passion amoureuse. Jusqu'où l'amitié, l'admiration littéraire peut vous amener à vous renier vous-même et à vous aveugler. 

 

D'ailleurs, cette figure du mentor, du maître à penser, est un thème récurrent dans vos films. Nourrissez-vous une certaine fascination pour ce genre de rapport, ce mélange d'admiration et d'emprise ? 

Oui, je pense que c'est une faiblesse que je dois avoir, quelque chose que j'ai plus ou moins connu. C'est aussi un univers romanesque dans lequel je suis à l'aise. On parle beaucoup de la passion amoureuse, de l'aveuglement, mais les autres passions sont moins abordées au cinéma. On pense toujours que l'amitié est pure, et que l'amour est impur à cause de la sexualité. La passion intellectuelle fonctionne aussi sur la base de domination, de séduction et de perversion. C'est ça que j'essaye de pister. J'aime l'idée que la libido ne passe pas seulement pas la sexualité, il y a également une libido intellectuelle, la libido sciendi. 

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Vous avez opté pour une mise en scène très minimaliste et une certaine froideur esthétique. Aucun indice de décors, costumes ou fioritures d'un siècle passé...

Oui, je ne voulais pas gêner les spectateurs avec les couleurs, les costumes de film d'époque. Nous voulions des silhouettes sombres pour les figurants, aucun élément pour attirer les regards, pour distraire. Je voulais que tout ou presque soit contemporain ; on ne sort certes pas d'une guerre, mais ce genre de rencontre peut avoir lieu à tout moment.


Le personnage de Lucette a finalement un rôle clef dans cette histoire. Elle est l'arbitre de cette partie d'échecs, l'équilibriste, ou le piler infaillible qui tente d'éviter la catastrophe.  

Géraldine Paihas est géniale ! Pour moi, Lucette est le personnage qui met en scène la rencontre, et tente ensuite de protéger Céline contre lui-même, contre ses démons. Géraldine Paihas a ce port, cette beauté, cette netteté de regard : quand Céline croise son regard, c'est comme si elle lui tapait sur les doigts. Mais dès le début, mon personnage sait pertinemment que cette rencontre ne va pas marcher - elle est consciente que Céline ne peut pas supporter son opposé humain et intellectuel. C'est un combat désespéré pour lutter pour une catastrophe qui arrive quand même. 


On sent que vous questionnez le personnage de Céline de manière philosophique dans ce long métrage. Votre défi était-il de comprendre sa dérive ? Malgré ses propos racistes, antisémites et réactionnaires, Céline est-il un acteur (et un personnage) qui vous touche ?  

Comme je le répète souvent, chercher à comprendre n'est pas justifier. Ce n'est évidemment pas difficile de condamner les propos réactionnaires et antisémites de Céline. Mais là, c'est presque un cas d'école : quelqu'un est dans une situation extrêmement critique, un avocat vient miraculeusement et gentiment l'aider, et ses démons, ses passions l'empêchent de se maîtriser. Sinon, Céline se serait sans doute abstenu. D'autant qu'il va plus loin que nécessaire, avec un certain sadisme.  


Quelle est la scène que vous préférez ?

J'aime beaucoup la soirée chez Mikkelsen, Philip Desmeules est extraordinaire au moment où il découvre le mensonge de Céline. Les illusions d'Hindus tombent à ses pieds, et le côté pathétique de la situation le ferait presque rire. Le travail de lumière est très réussi ! 

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Votre démarche de travail était-elle foncièrement différente quand vous coécriviez des scénarios avec Arnaud Desplechin ?

J'ai tout appris avec lui, je l'ai toujours tellement autant admiré en tant que réalisateur, que j'ai l'impression d'être toujours ramené à Arnaud Desplechin. Finalement, mes films correspondent un peu, très modestement, au cinéma de Desplechin.


Comment vous êtes-vous positionné, en tant que réalisateur, pour traiter d'un sujet aussi sulfureux, difficile et tabou que l'antisémitisme ? Est-ce un sujet que vous pensez important de traiter, et adapté au cinéma ?  

Oui, la situation est difficile. Je trouve que c'est un sujet qu'il faut traiter, aborder le discours d'exclusion est pour moi une vraie préoccupation. Néanmoins, je ne veux surtout pas que mon film se résume à ça. Je n'ai pas fait un film pour combattre l'antisémitisme. De même que je ne veux pas vendre mon film grâce à Céline. 


Quelle serait la portée de votre film dans le monde d'aujourd'hui et dans les circonstances actuelles ? 

Je n'arrive pas bien à savoir ce qu'il représente. Je suis souvent assez sceptique à l'idée qu'un film peut avoir une vraie portée politique. Pour moi, c'est un peu une illusion du cinéma. Si j'avais voulu faire un film de propagande, je m'y serais sans doute pris autrement. Puis avec Céline, on est dans une zone beaucoup trouble et plus complexe qu'avec Edouard Drumont. 

Infos pratiques :
Interview d'Emmanuel Bourdieu
Louis-Ferdinand Céline (Deux clowns pour une catastrophe)
En salles le 9 mars 2016 

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