Depuis plus de quarante ans, les Cubains ont rendez-vous tous les lundis à midi avec la Orquesta Aragón sur les
ondes de Radio Progreso. L'émission “Alegrias de la Sobremesa” (les gaietés du déjeuner) alterne sketches
comiques et chansons jouées live sur le plateau. Le premier jour de la semaine, quoi qu'il arrive, ce sont les
violons de la Aragón qui résonnent du Cap San Antonio à Punta Maisi, de l'ouest à l'est de l'île. Pour les Cubains,
la Aragón fait partie de ces choses qui ont toujours été là. Le groupe a fait danser les grands parents avec le
danzon, les parents avec le cha cha cha et les enfants avec le cha-onda.
La singulière aventure de l'Orquesta Aragón commence le 30 septembre 1939 à Cienfuegos, la troisième
ville de l'île. Le contrebassiste Orestes Aragón Cantero fait jouer pour la première fois la petite charanga qu'il a
formée: un orchestre avec des violons, un piano, une flûte, des percussions et un chanteur. Les charangas jouent
surtout du danzon, un style vieux d'un demi-siècle mais qui, grâce à sa variante chantée, le danzonete, est plutôt à
la mode à l'époque. Le groupe, qui s'appelle Ritmica del 39, puis Ritmica Aragón avant d'adopter son nom définitif
de Orquesta Aragón fin 1940, joue aussi des valses et des airs espagnols à la mode. L'orchestre n'est sans doute
qu'un groupe de plus parmi tous ceux qui animent les bals et les fêtes, mais la personnalité de son fondateur fait la
différence. Homme aux idées sociales avancées (il milite au parti socialiste populaire, d'obédience communiste), il
a déclaré la guerre au vedettariat : les cachets sont donc répartis équitablement entre tous les musiciens, pas
question de donner la part du lion au directeur, ou à un chanteur étoile : «Je veux créer une famille musicale,
déclarait-il. Je ne cherche pas des virtuoses, mais des musiciens qui aient une qualité humaine.»
Aragón dirigera pendant neuf ans l'orchestre qui porte son nom, avant qu'une grave infection pulmonaire ne
l'oblige à prendre une retraite précoce en 1948. Pour le remplacer, Aragón désigne le violoniste Rafael Lay, qui n'a
que 20 ans, mais déjà sept de présence dans la formation. Sous l'impulsion de Lay, la Orquesta Aragón donne ses
premiers concerts à La Havane, ville qui, aux yeux des musiciens de province, passe pour une forteresse
imprenable. En 1953, quand la mode du cha cha cha balaie celle du mambo, la Aragón ne laisse pas passer sa
chance. Elle décroche un contrat discographique avec le label américain RCA Victor, très actif à Cuba, et ne tarde
pas aligner les succès.
En 1954, le flûtiste Richard Egües apporte au groupe sa stupéfiante virtuosité et son sens de l'improvisation sans
égal. Les tubes comme “El Bodeguero” (“L'épicier”, écrit par Egües et repris plus tard par Nat King Cole) ou “Pare
Cochero”, imposent le groupe bien au-delà de l'île. L'Orquesta Aragón est devenue synonyme de cha cha cha, et
toute la planète danse au rythme du groupe de Cienfuegos. Dans cette décennie traversée par les spoutniks et les
soucoupes volantes, armée de cette foi naïve et joyeuse dans les progrès de la science, la Aragón chante «Je
m'en vais sur la lune passer ma lune de miel», et réalise la première démonstration (artisanale) de stéréophonie à
Cuba. Les auditeurs étaient invités à allumer en même temps la radio et la télé, et ils entendaient le son de la flûte
d'Egües ou le violon de Lay passer d'un haut-parleur à l'autre.
Après triomphe de la Révolution de 59, héritier des idéaux de gauche de son fondateur, le groupe se met au
service du nouveau régime. Tous les musiciens de Cuba deviennent salariés de l'Etat et touchent le même salaire,
ce qui revient à étendre à toute la profession le principe de coopérative institué jadis par Orestes Aragón.
Désormais, la Aragón est au service du peuple, pour le faire danser mais aussi pour l'instruire, en lui faisant
connaître son patrimoine musical. La Révolution sait le parti qu'elle peut tirer de la musique comme vecteur de son
message. L'habitude est vite prise d'envoyer à l'étranger des musiciens comme ambassadeurs de la culture et des
nouvelles valeurs de Cuba. En 1965, la grande tournée “Music Hall de Cuba” amène la Aragón pour la
première fois en France, où ils sont acclamés pendant trois semaines à l'Olympia...
En novembre 1971, la Aragón découvre l'Afrique, longtemps après que l'Afrique ait découvert la Aragón. Les
pays du continent noir ont en effet vécu la fin du colonialisme et leur accession à l'indépendance au rythme du cha
cha cha, et les modèles cubains ont largement influencé les musiques modernes d'Afrique, à commencer par la
rumba congolaise. Pour les Africains, la Aragón est « la » référence en matière de musique cubaine, et le groupe
reçoit un peu partout un accueil de chefs d'Etat. L'Afrique laissera en retour son empreinte sur la musique du
groupe, avec des titres tels que “Muanga”, du Congolais Franklin Boukaka, et plus récemment “Yaye Boy”, tube du
groupe sénégalais Africando. Le cha-onda, un rythme et une danse créés au début des années 70 par le
violoncelliste Tomas Valdés, doit beaucoup à un séjour en Guinée et à la fréquentation du meilleur groupe du
pays, le Bembeya Jazz National.
Les années 80 seront difficiles pour la Aragón, Rafael Lay périt dans un accident de voiture en 1982, Richard
Egües quitte le groupe en 1984, et les musiciens qui ont connu la fondation (le joueur de timbales Orestes Varona)
ou l'âge d'or du groupe, prennent leur retraite les uns après les autres. Dirigée par Rafael Lay Junior, la Aragón
rajeunie, un temps déstabilisée par l'évolution vertigineuse de la musique de danse cubaine dans les années 90,
décide de revenir à ses racines. Pour sa tournée européenne de 1997 et son album Quien sabe sabe, le groupe se
replonge avec bonheur dans le répertoire de l'âge d'or et les arrangements d'époque.
Le disque suivant, La Charanga Eterna, marque le soixantième anniversaire de la fondation de l'orchestre ;
il trouve un bel équilibre entre la relecture du patrimoine Aragón (“El Paso de Encarnacion”, “La Reina Isabel”), les
classiques cubains (“Siboney”, “Bruca Manigua”), et la musique actuelle, avec “Qué Camello”. Quelques invités
viennent souffler les bougies : la grande chanteuse Omara Portuondo, l’ami de Porto Rico Cheo Feliciano,
légende de la salsa, le congolais Papa Wemba, qui rend ainsi hommage à ce groupe qui a tant inspiré l’Afrique, ou
encore Felo Bacallao, membre de la Aragón de 1959 à 1990, voix intacte qui fait partie de l'histoire de la Aragón.
Plus qu'à un style musical, la Orquesta Aragón est restée fidèle à l'esprit de son fondateur, cet amateur qui
rêvait d'une famille régie par l'amour de la musique, et non par le désir de s'enrichir. Le rêve d'Orestes
Aragón est une réalité depuis soixante ans, et il n'a pas fini de nous faire aimer Cuba, sa musique et son
peuple...
21h30
N.C.